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Aimer Saint Omer ?

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Oct 24, 2022

Dans son premier long-métrage de fiction, Saint Omer, la réalisatrice Alice Diop, connue pour ses documentaires, nous immerge dans le procès, tiré de faits réels, d’une jeune mère française d’origine africaine qui a tué son bébé. Alors que je ne suis pas sûre d’aimer ce film, je reprends la plume, que j’utilisais au magazine Clap Noir à l’époque où la cinéaste faisait ses premiers films.

 

Âpre et lent, comme peut l’être un procès, austère – mais aussi captivant -, Saint Omer me frappe et me pose question. Alors que bizarrement, je ne suis pas sûre d’aimer ce film, je reprends la plume que j’utilisais pour commenter le cinéma africain au magazine Clap Noir pendant une dixaine d’années. J’y avais suivi avec intérêt le travail d’Alice Diop, la première réalisatrice française d’origine sénégalaise. Dans Saint Omer, on analyse, à travers ce cas extrême, le fonctionnement et les limites de la justice française. On y interroge la sacro-sainte figure de la maternité. On y constate le fruit d’un racisme systémique, faisant de la criminelle une victime intersectionnelle. Et on découvre le talent d’une brillante réalisatrice française, dont j’ai découvert le film en avant-première car elle a reçu le prix Jean Vigo, entrant ainsi, après Jean-Luc Godard pour A bout de souffle et tant de réalisateurs français de renom, dans le panthéon des grands cinéastes.

J’ai écrit des critiques sur le cinéma dit africain au sein du magazine Clap noir pendant près de dix ans. Nous y suivions tous les films africains, diaspora incluse bien sûr, Antilles incluses. Le magbreb faisait aussi partie de notre champ. D’une certaine façon, tous les films réalisés par des cinéastes noirs ou abordant le destin de personnages noirs faisaient partie de notre champ. Ce champ pouvait même inclure des cinéastes blanches, comme Claire Denis ou Eliane De Latour. C’est ainsi que j’ai chroniqué Vénus noire d’Abdelatif Kechiche ou White material de Claire Denis pour Clap Noir, aussi bien que toute une génération de cinéastes africains s’emparant de la caméra pour faire du documentaire dans les années deux-mille.

Un parcours documentaire qui mène à cette fiction

Alice Diop en faisait partie. J’ai découvert en 2007 avec un immense plaisir son premier film, Les sénégalais et la sénégauloise. Elle y mettait en scène son étonnement devant les secrets de la féminité sénégalaise lors d’un voyage « au pays ». Elle, la cinéaste français qui se définissait alors comme « sénégauloise ». Puis, j’ai suivi son parcours brillant dans le cinéma documentaire. Dans La mort de Danton, en 2011, elle filmait un jeune comédien qui traversait le périph’ en RER pour aller prendre des cours de théatre au cours Florent, posant la question aigue de la représentation des Noirs dans le cinéma français, plusieurs années avant que le collectif Noire n’est pas mon métier ne jette le pavé dans la mare. Dans Vers la tendresse, en 2015, elle recueillait la parole intime des jeunes hommes de cette fameuse banlieue, dont elle est originaire. Derrière la pudeur, on pouvait y lire la double culture, la tendresse bridée par le regard des autres, les raisons d’un discours homophobe : Alice Diop faisait de ceux que certains appelaient des « sauvageons » des hommes au cœur tendre, rendant lisible leurs comportements en recueillant pour une fois leur parole intime. J’avais été bouleversée.

Dans La permanence, en 2016, elle filme l’accueil de la souffrance psychique en situation d’exil. Le drame du médecin, son sentiment d’impuissance dans l’institution, le cadre où il exerce est ce qui intéresse la cinéaste française, qui se fait fort de maîtriser son dispositif.

Je crois que ce qui fait la grande originalité du regard d’Alice Diop est d’être la première cinéaste française d’origine sénégalaise. Son regard sera toujours éveillé à la souffrance de celui qui vient du Continent. De celui qui arrive en France avec une autre langue et un tout autre monde dans ses bagages, ayant face à lui une institution qui n’a pas pensé tout cela pour lui. Dans cette institution, des hommes, des médecins, des femmes, des juges, des avocates font ce qu’elles peuvent pour saisir cette double culture, avec leur humanité, qui est forcément convoquée. Comme si l’Afrique et les douleurs qu’elle charrie, parfois, jusqu’en France n’arrivait pas à cadrer complètement avec ce que l’institution française peut accueillir. La France cartésienne étiquette avec des maladies psychiatriques une souffrance qui peut être familiale et mettre en jeu la croyance, le maraboutage, le sort, les pouvoirs mystiques. C’est le travail d’un Tobie Nathan qui nous l’a fait connaitre en France, et nul doute qu’Alice Diop s’est intéressée à l’ethnopsychiatrie. Comment faire autrement, avec son parcours et la capacité qu’elle a, étant elle-même prise dans cette double culture franco-africaine, de comprendre cet impensable français. C’est la même chose pour Laurence Coly dans Saint Omer. Il y a plusieurs lectures possibles du sens que l’on peut donner à son meurtre. La maladie mentale est invoquée par les juges. Mais dans le discours de la prévenue, il existe bien la certitude que son enfant est maudit, qu’elle a été victime d’un sort, ce qui déclenche toutes ses difficultés. De même, sa propre mère en audience, se demande qui lui a voulu autant de mal, au point que sa fille n’ait que des problèmes depuis son immigration en France. Au Sénégal, dont est originaire Alice Diop, son héroïne et aussi la prévenue dont le récit emblématique est mis en abîme deux fois dans les problématiques de la narratrice : le maraboutage fait partie de la vie. Il n’a pas sa place en France.

Enfin, dans son récent documentaire, Nous, fait en 2021, Alice Diop tentait de faire vivre un collectif français, une identité française allant de chasseurs à courre de la très vieille France à sa propre famille sénégalaise immigrée, vivant et travaillant en France. Avec ce film, elle marque son identité de cinéaste française. Elle porte un nom sénégalais mais se revendique française, dans une partie de l’identité française que certains ont du mal à reconnaître et qu’elle impose dans son film comme irréductible. Elle était désormais prête pour aborder la fiction.

Noire, on l’est d’abord dans le regard de l’autre

Dans Saint Omer, en filmant le procès d’une femme d’origine africaine qui a tué son enfant, Alice Diop passe en revue les différentes approches qu’un personnage emblématique comme l’est Laurence Coly peut susciter. Son ancienne professeur de philo s’étonne qu’elle ait choisi d’écrire son mémoire de philosophie sur Wittgenstein, un philosophe allemand, et non pas un auteur « de sa culture ». Racisme ordinaire et systémique. Le rejet viscéral que manifeste le procureur a son égard est lui aussi teinté de racisme : il ne croit pas à l’amour entre Laurence et son homme, il n’arrive à lire son histoire que par le prisme de l’intérêt. Le mari de l’héroïne lui dit au téléphone que Laurence Coly n’a rien d’africain. L’héroïne lui répond qu’elle parle juste comme une femme éduquée.

Alice Diop est une cinéaste française et noire. Elle est africaine dans son regard, sa préoccupation, son écoute, sa sensibilité. C’est ce qui l’amène au point culminant de ce Saint Omer qui dérange et qu’elle se fait un malin plaisir à rendre dérangeant. Que fait-on du racisme ordinaire et du racisme systémique lorsqu’on est confronté à un acte aussi monstrueux commis par une femme noire en France ? Derrière Laurence Coly, Alice Diop convoque toute une filiation de femmes noires en France : mères, filles dont le point commun sera l’oppression.

Comme ce serait sous la plume de Marguerite Duras ou peut-être d’un Michel Foucault (on pense aussi à Moi, Pierre Rivière dans le refus de juger de la réalisatrice, qui portera ce refus jusqu’à ne pas partager avec nous l’issue du procès, le jugement), c’est donc logiquement par les rapports de domination que tout s’explique. Ce n’est ni la maladie mentale, ni l’envoûtement mais bien les rapports de domination qui ont conduit à l’infanticide. L’envoûtement, alors, pris comme un pouvoir. Car le procès prend bien le temps de décrire la vulnérabilité sociale de la prévenue, recueillie par un homme en âge d’être son grand-père, qui dit : « on avait le contrat qu’elle resterait pour trois ans, le temps qu’elle finisse ses études ». Comme dans La vie d’Adèle, de Kechiche, la femme venue du sud, prise dans l’intersection de toutes les dominations (celle qui pèse sur sa famille, sur son lignage, sur sa survie en France, sur sa santé psychique, sur sa capacité même d’assumer sa maternité) se retrouve presque en esclavage chez un homme qui profite de sa jeunesse et la cache à sa famille. Certes, cette femme a vécu sa grossesse seule mais s’est-elle cachée ou bien a-t-elle simplement été reléguée dans cette chambre ? On ne peut s’empêcher ici de citer le célèbre film du cinéaste sénégalais Ousmane Sembène, La noire de. Dans ce film en noir et blanc fait en 1966, le cinéaste africain montrait avec une cruauté sans fards une jeune bonne sénégalaise se retrouvant piégée à Nice dans une famille d’expatriés. Et la Noire de… ces gens finissait par se suicider. Il y a de la Noire de, chez Saint Omer. Alice Diop qui connait bien le cinéma a forcément vu ce film.

Le cadre (trop étroit ? )  de la Justice française

Les préjugés raciaux sont présents dans ce film de procès et interfèrent avec la notion de justice. Face à cela, la prévenue oppose son silence opiniâtre, très justement incarné par le visage aux yeux en amande de Guslagie Malanda. Rien, même dans son vêtement sobre, ne nous détourne de ces yeux. J’ai apprécié qu’Alice Diop signe un film français, un film sur la justice française, dans la tradition du film de procès, un film dans lequel la justice française accueille un meurtre qui, d’une certaine façon, n’est pas le sien. Un meurtre pétri de la culture africaine. Un meurtre qui aurait aussi bien pu être jugé en Afrique, selon d’autres normes, d’autres règles, dans un autre langage, une autre langue. Je trouve finalement très fort le choix du dispositif d’Alice Diop : filmer ce cas de figure qui interroge autant que Les frères Karamazov ont interrogé Dostoïevski. Face au dispositif de la Justice française. En cela, Alice Diop innove et nous fait partager la problématique de sa double culture, de sa double appartenance. Elle en fait une richesse avec laquelle elle défie le public français. Serez-vous capables de juger le crime de cette femme en faisant fi de vos préjugés racistes, –  y compris dans une possible et bienveillante condescendance -, qu’ils soient ordinaires, systémiques ou même les deux. Le fait que le regard du spectateur soit passé au crible de celui d’une afro-descendante française nous replace bien à l’endroit d’où Alice Diop regarde le monde et veut qu’on le partage. Loin d’être seulement un film qui pose une question morale sur une meurtrière, ce film pose le cadre de la justice française, aux prises avec un cas qui lui fait toucher ses limites. Ces limites sont lues dans les larmes qui montent chez la juge, magnifiquement interprétée par Valérie Dreville.

Saint Omer n’est pas là pour se faire aimer. De même que Laurence Coly, comme le rappelle son avocat dans un vibrant plaidoyer face à la caméra, est un monstre, de même, le film aux plans-séquence hors-norme n’est pas aimable. Il est contemplatif, lent (comme peut l’être le temps réel du procès). Revêche. L’interprétation n’est pas parfaite. Parfois, la comédienne, Guslagie Malanda, fait des liaisons littéraires d’un autre temps. Mais on finit comme captivé par son visage peu expressif, ses yeux en amande étranges, et marqué par le simple sourire qu’elle lance à l’héroïne du film ou au spectateur. Celui qui incarne son mari ne joue pas très bien, mais son témoignage est poignant. Le film est narré en dépit des règles de la dramaturgie : impossible d’anticiper, de se projeter. On est dans l’aridité. Mais pourtant, ce film pense et résonne si fortement.

Des références qui parlent, à commencer par Depardon

Saint Omer s’inscrit volontairement dans un univers de références cinématographiques qui me parle. Il est peut-être dommage que ces références soient un peu trop lisibles, j’aurais sans doute aimé faire moi-même le lien. C’est ce que je reproche au film : mettre en œuvre des intentions narratives fortes, mais d’une façon un peu trop démonstrative.

Je retrouve la distance et la fascination pour l’autre femme, la femme autre, qu’il y a chez Marguerite Duras. L’extrait de film que l’héroïne montre à ses élèves, au début du récit, est l’extrait d’un film fait par Duras sur les femmes tondues après la guerre. Celles qui avaient aimé transgressé, aimé l’étranger, l’occupant. Quand l’héroïne dont on sait qu’elle est écrivaine, d’autant que Marie Ndiaye cosigne le scénario, vient prendre des notes à ce procès, sans doute pour un nouveau roman, je comprends qu’Alice Diop interroge l’inspiration féminine, féministe et le regard acéré qu’a eu l’auteur de L’amant sur la condition des femmes françaises. Ici, la nuance est qu’il s’agit d’une française d’origine africaine.

Je retrouve aussi, bien sûr, le regard ethnographique d’un Raymond Depardon lorsqu’il filme l’institution. J’avais été fascinée par Urgences, qui filmait les urgences psychiatriques à l’Hôtel Dieu, puis par Faits divers, qui suivait une patrouille de police et par la suite, j’ai été captivé par le quotidien de la Justice filmée de façon brute dans 10ème chambre, instants d’audience. Nul doute qu’Alice Diop, brillante documentariste a rendu hommage au maître lorsqu’elle décide à son tour de filmer la Justice. Dans La permanence, déjà, en 2016, la jeune réalisatrice marchait sur ses traces. Nul doute que le cinéma de Raymond Depardon, dans la sobriété extrême de son dispositif (des plans fixes dans une salle d’audience), dans la façon dont son regard rend passionnant le quotidien de la vie dans un cadre institutionnel fermé, a influencé Alice Diop, voire même rendu possible son désir d’une fiction comme Saint Omer.

Chez Ingmar Bergman, dans un film comme Les communiants, le protagoniste, habité par une spiritualité qui interroge la place de Dieu dans son existence, s’adresse à la caméra. Je ne peux penser qu’Alice Diop a vu ce film et que son affiche est punaisée au dessus de son bureau, puisqu’à la fin du récit, l’avocat de Laurence Coly s’adresse directement au spectateur suivant la même mise en scène dépouillée. Je ne sais pas si la spiritualité d’un Bergman habite le cinéma d’Alice Diop mais en tout cas, je repère l’hommage, la filiation revendiquée.

Le film parle de l’infanticide. Laurence Coly est au banc des accusés pour avoir tué sa fille âgée de quinze mois. Qui parle d’infanticide pense à Médée. Et qui pense à Médée voit le film de Pasolini. Et Alice Diop nous en donne à voir un extrait, inscrivant à nouveau son film dans un panthéon de références. J’aurais aimé, à ce moment-là, qu’Alice nous parle vraiment de Médée, des rapports de pouvoir et d’abandon conjugal qui ont poussé l’héroïne mythologique à tuer les deux enfants qu’elle avait eu avec Jason, sacrifiant tout pour lui. L’extrait qu’Alice Diop choisit de citer montre plutôt le moment de la décision de tuer, l’ambivalence de cette mère aimante mais qui ne peut plus assumer sa descendance. Et puis, j’y repense. Et je me dis qu’Alice Diop a raison.

L’amour maternel en forme de question

Car l’héroïne de son film, celle à travers le regard de qui nous suivons ce procès, est une femme enceinte, qui vit mal sa grossesse, n’arrive pas à en parler, dont on sent qu’elle est malmenée elle-même par la question de sa propre maternité, ce qui fait que le témoignage de celle qu’on accuse d’infanticide la remue puis la transforme. Mais avec intelligence, Alice Diop m’a montré par petites touches que la relation que cette jeune femme a avec sa mère est malaisée, douloureuse. Pour Alice Diop, – qui nous a parlé de son psy et tenté une analyse de rêve dans le discours qu’elle a prononcé lors de la remise du prix Jean Vigo – , le lien est établi entre la difficulté à être mère et une relation à la mère difficile ou empêchée. Quand Alice Diop filme son héroïne enfant assise silencieuse auprès d’une mère éplorée, je comprends, sans doute après coup, que ce n’est pas Laurence Coly la seule victime du système, mais aussi la mère de l’héroïne. Cette mère dont on apprend qu’elle a été abandonnée par son père pour une autre femme, en immigration : n’est-ce pas exactement le portrait de Médée ? Médée qui avait quitté son royaume pour venir en aide à Jason et s’installer chez lui, dans son pays. Ainsi, le meurtre est symbolique. La mère sénégalaise de l’auteur, qui porte la douleur de son sacrifice, a-t-elle pu tuer en sa propre fille la possibilité de penser sa propre maternité, d’être mère à son tour, d’accepter sa grossesse ? Cette difficile transmission du relais maternel, Alice Diop s’en empare dans la particularité du lien filial au féminin dans la situation d’immigration. Une mère déracinée. Une fille qui ne parle pas la langue de sa mère (mais la comprend).  On dit que l’abus maternel est également une affaire de pouvoir, de domination, de la mère sur la fille. Cet abus serait donc transmis ? Le dommage est-il réparable ?

Pourquoi le film d’Alice Diop est marquant dans le paysage cinématographique français et pourquoi cela me touche ? Parce que forte de sa double culture, de sa position de passeuse, Alice Diop a aussi fait quelque chose qui ne se fait pas du tout en Afrique mais finalement pas non plus en France : parler de l’amour maternel autrement. Elle ose partager l’absence de remords d’une femme infanticide. Et nous faire sentir qu’il n’y a là aucune sauvagerie. Elle ose faire résonner ce meurtre terrible, fait divers dont se souvenait la mémoire populaire française, avec le déni de grossesse d’une narratrice ordinaire. Et elle tente d’aller chercher quelques réponses psychanalytiques à cette difficulté d’être mère. Le rapport à la mère, cher Sigmund ! Je trouve fort et courageux d’avoir osé parler de ce sujet et d’aller au fond de ce qu’Elisabeth Badinter avait décrit lorsqu’elle était encore une féministe pionnière : dans son livre L’amour en plus. Elle y démontrait que l’amour maternel, parfois ambivalent, n’était pas spontané, que de tout temps, les mères avaient confié leurs enfants à des nourrices et qu’il n’y avait rien de plus socialement construit que cet amour maternel naturel que proclament les mères de famille et les magazines féminins. En Afrique, idem, la figure de la mère est sacro-sainte. Alice Diop ose s’aventurer sur ce terrain et aller jusqu’au bout de ce qu’elle a à en dire et en cela, je reconnais qu’elle ne manque pas d’audace. Elle sait qu’en Afrique, dont elle est originaire, son discours est irrecevable. En France, en grande partie également. Le personnage de Laurence Coly est là pour cela et en écho, celui de l’héroïne du film. Du moins l’intellectuelle Alice Diop a-t-elle réconcilié, par sa pensée qui fait lien, les différents féminismes, le féminisme d’une Badinter et celui des afro-féministes, en reprenant à son compte cette pensée dans son film.

Happy end ? Après ce procès, l’héroïne retourne voir sa mère, assume enfin sa grossesse, fait la paix avec sa filiation. Même si cette fin apaisée m’a sur le moment paru maladroite, c’est la proposition de la réalisatrice et sa note d’espoir à un récit qui met à mal la figure maternelle. Les plus grandes inquisitrices étant ici : les filles. La sacro-sainte femme africaine est ici réduite à n’être ni généreuse, ni aimante, ni conforme aux attentes des représentations de tous. Alice Diop se bat sur tous les fronts ici et je salue encore son courage. En Afrique, elle sera mal vue et elle l’assume. En France, la femme africaine victime intersectionnelle de toutes les dominations est souvent érigée au rang de madonne victimaire, de sainte. Ici, c’est plutôt la sainte putain, la femme indigne, la criminelle qui est l’héroïne passive de tout un système de domination dont son crime est le produit.

Une pensée féconde

Domination. Encore une fois, je partage l’analyse presque marxiste, ou matérialiste, d’Alice Diop la française : ce n’est pas le maraboutage, ce n’est pas la folie, c’est juste la conjonction de dominations qui ont pesé sur Laurence Coly qui l’ont conduite à tuer ce qu’elle avait de plus cher, son enfant. Bien sûr que le sort a pu être jeté, puisque et Laurence Coly, et sa mère y croient fermement ; bien sûr que l’on peut poser un diagnostic psychiatrique sur le cas Laurence Coly (et peut-être ainsi lui épargner une peine capitale), car effectivement, comme c’est dit durant le procès, elle ne sortait plus, sa perception se troublait, elle entendait des voix, ce qui prépare le terrain à un diagnostic de début de schizophrénie. Mais au-delà, et sans contredire ces différentes interprétations, Alice Diop nous montre la criminelle comme la victime d’un immense système de domination. Celui qui pèse sur les femmes. Celui qui pèse sur les femmes africaines. Celui qui pèse sur une femme africaine sans ressources qui a commencé à faire des études en France. Celui qui met au banc des accusés celle qui aurait eu besoin, avant cela, de tant de bienveillance.

Voici pourquoi, même si je n’ai pas forcément « aimé » Saint Omer, mais Saint Omer s’en fout, d’être aimé ou non, même si le film a des longueurs qu’on pourrait qualifier de paresseuses, même si le titre lacanien peut sembler jeu de mot un peu facile (mais c’est le hasard du réel qui avait fait les choses), même si la rigueur de son dispositif est un peu figée (même si en cela, le documentaire a certainement beaucoup nourri la réflexion de la cinéaste pour sa première fiction), même si je peux trouver que les citations sont un peu trop lisibles et l’excellence de la réalisatrice peut-être un peu scolaire à ce titre, même si je n’ai pas ressenti l’état de grâce ou de spiritualité bergmanienne, ou pasolinienne, qu’elle a cherché à me transmettre, Saint Omer a frappé ma réflexion, a été à la conjonction de nombreuses observations, aux prémisses de luttes peut-être. Ses intentions restent fortes, marquantes et seule, une cinéaste brillante, résolument française mais forcément aussi africaine, pouvait avoir une pensée aussi féconde à mettre en images. Et j’insiste, malgré l’aridité, oui, féconde.

 

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